STUPEUR de Zeruya Shalev - Éditions Gallimard
- Béatrice Arvet
- 20 janv. 2024
- 3 min de lecture
Chaque roman de Zeruya Shalev, est un petit bijou d’introspection que la virtuosité littéraire rend encore plus précieux. En s’attelant au parcours de deux femmes reliées par un lointain secret, la romancière israélienne fait le grand écart entre deux visions de son pays. Un livre puissant et tristement d’actualité.

À 91 ans, Rachel vit seule dans une colonie près de Jérusalem. Ses souvenirs se sont réveillés lorsqu’Atara, la fille de son premier mari, l’a abordée un jour, convaincue qu’elle seule pouvait la renseigner sur un père qui ne l’avait jamais aimée. Dans sa jeunesse, la vieille dame appartenait au Lehi, un mouvement en dissidence avec l’Irgoun, considéré comme terroristes par les Britanniques. De ses années de clandestinité, elle a gardé une foi inébranlable dans son combat pour la création de l’état d’Israël, mais également la culpabilité d’avoir abandonné sa famille, la douleur des compagnons perdus et la blessure, jamais refermée, d’un mariage éclair avec un homme qui l’avait soudainement quittée sans explication. De son côté, Atara cherche à reconstituer le puzzle d’un père qu’elle exaspérait et qui lui assenait des punitions cruelles, réservant son affection à sa sœur. Architecte, spécialiste de la protection du patrimoine, elle tient à bout de bras une famille recomposée avec un mari, brillant égocentrique, pour qui elle a quitté un foyer serein et condamné sa petite fille à une insécurité sentimentale tenace.
L’INTIME ET LE COLLECTIF
Zeruya Shalev excelle à illustrer la psyché féminine. Entre archéologie et guerre, elle prospecte, sonde, fouille, cartographie, attaque, lance des grenades, se pose en tireur d’élite pour scruter, autopsier, taillader le couple, la maternité, l’amour, la transmission, l’émancipation, le deuil et la culpabilité due aux choix irréversibles. Ainsi, par cette intimité avec deux femmes si différentes, elle atteint l’histoire, le politique et la mosaïque d’un pays soumis depuis sa création à des courants contradictoires.
Le roman touffu, aussi broussailleux que le wadi qui jouxte la maison d’Atara, imbrique une multitude de questionnements universels, dont la portée dramatique s’’intensifie singulièrement dans un pays en guerre, où chaque nouveau-né devient inévitablement soldat. Que sont devenus les idéaux d’une terre où vivraient juifs et arabes sans la tutelle anglaise ? Pourquoi les fils de Rachel ont-ils choisi des voies si éloignées de ses convictions ? Par quel cheminement un jeune homme encore empreint de la tendresse maternelle revient-il traumatisé de l’armée, à la recherche d’un sens qu’il trouvera peut-être dans la religion ? Et quel serment empoisonné le père d’Atara a-t-il dévoilé en confondant sa fille avec Rachel à l’instant de sa mort ?
Du passé au présent, des luttes armées au pays hérissé de barbelés, du rêve social et laïc des kibboutzim au nationalisme religieux agressif, les personnages de Zeruya Shalev frappent à des portes qui ne s’ouvrent jamais. Écrit bien avant l’attaque barbare du Hamas, ce roman est ancré dans une réalité impossible à occulter. Il manque cruellement aux listes de prix.
Béatrice Arvet
Article paru dans l'hebdo La Semaine du 9 novembre 2023
REPÈRES
Zeruya Shalev est née en 1959 dans un kibboutz en Galilée. Nièce du poète Itshak Shalev et cousine de l'écrivain Meir Shalev, elle a baigné très tôt dans la littérature. Mère de trois enfants, elle vit à Jérusalem. En janvier 2004, elle a été blessée dans un attentat ayant fait 11 morts. Elle publie peu, mais chacun de ses livres est un événement. Elle a reçu, entre autres, le prix Femina étranger en 2014 pour " Ce qui reste de nos vies " et le prix Jan Michalski pour « Douleur ». Ses livres sont traduits en 25 langues.
DERNIERS OUVRAGES PARUS
Douleur – Gallimard, 2017 / Folio 6725
Ce qui reste de nos vies – Gallimard, 2014 / Folio 6158
Thera – Gallimard, 2007 / Folio 4757
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