SAISON TOXIQUE POUR LES FŒTUS de Vera Bogdanova - Éditions Actes Sud
- Béatrice Arvet
- 2 nov. 2024
- 2 min de lecture
Des femmes russes, on a souvent une image caricaturale, de blondes botoxées, tout en talons, fourrures et bijoux qui vantent les mérites de la famille. La réalité que décrit Vera Bogdanova est bien différente. En s’attachant au sort d’une génération post-communiste, prisonnière d’une longue hérédité d’oppression, elle nous décrit une société violente, ravagée par l’alcool. Un constat implacable.

Jénia a compris très tôt que la sécurité et la propriété n’existent pas et que tout peut être pillé en un clin d’œil. Elle a grandi avec une culpabilité diffusée par un père jamais satisfait, quoiqu’elle fasse, même lorsque ses notes étaient excellentes. Ancien militaire, il s’est reconverti en vendant des collants sur les marchés. Sa femme et sa fille vivent sous la menace de sa cinglante autorité. Au moins, il ne boit pas, contrairement au second mari de tante Mila, qui la tabasse régulièrement dès qu’il rentre saoul du travail. Ilia, leur fils aîné, a vu son père ainsi que plusieurs de ses copains sombrer dans la drogue et l’alcool et s’est juré de suivre une autre voie, de faire des études et de gagner suffisamment d’argent pour décider de sa vie. Sa sœur, Daria, plus jeune, a une vie secrète, entre vodka, fumette et garçons douteux. Les temps sont durs pour tous, depuis que le nouveau régime oblige à se prendre en main sans être assisté par l’état. Chaque été, la famille se retrouve dans la datcha de la grand-mère, elle-même expulsée de son appartement, victime d’une escroquerie.
De 1995 à 2014, sur fond d’attentats et de catastrophe aérienne, Vera Bogdanova suit les membres de cette famille, qui, comme des insectes piégés dans un bocal, remonte indéfiniment le long des parois sans trouver d’issue. Elle dresse un constat sans appel d’une société déglinguée, condamnée à reproduire les mêmes erreurs. Comment s’en sortir quand chacune de vos initiatives est battue en brèche par des parents mal aimants ou sous influence ? Les hommes sont assujettis à un virilisme imbécile, tandis que les femmes, certes ne sont pas voilées et même se doivent d’être sexy, mais sont en liberté très surveillées. Elles supportent en silence la frustration de maris mal dans leur peau ou corrompus. Sans hommes, elles sont montrées du doigt et avec, elles se retrouvent souvent seules à gérer maison, carrière et enfants, régulièrement témoins de scènes traumatisantes.
Jénia et Ilia ont tenté d’inverser la tendance, mais leurs projets ont explosé en plein vol par l’action sournoise de proches accrochés à des codes tacites, cruels, jamais formulés. De l’espoir à la désillusion, Vera Bogdanova creuse ce sentiment d’insécurité et cette impression de ne pas mériter d’être heureux, inhérent à une génération Y, qui se traine dans une existence vide de sens, étouffant de ne jamais exprimer ses émotions. Prélude à la compréhension d’un peuple rongé par l’idée d’une fatalité incontournable, ce roman est devenu culte auprès de la jeunesse russe.
Béatrice Arvet
Article paru dans l'hebdo La Semaine du 10 octobre 2024
REPÈRES
Née en 1986 à Moscou, Vera Bogdanova a étudié l’anglais et séjourné à New York. Elle vit entre Moscou et Bakou, travaille comme critique littéraire pour différents journaux et a publié un 1er roman inédit à l’étranger.
Superbe chronique ! Tes mots me font ressentir l'atmosphère oppressante et désespérante que tu évoques.
Denis