LE CHANT DU PROPHÈTE de Paul Lynch - Éditions Albin Michel
- Béatrice Arvet
- 29 mars
- 3 min de lecture
En imaginant l’Irlande plonger dans une guerre civile, Paul Lynch rend concrète la montée du totalitarisme dans nos démocraties théoriquement protégées. Ce renversement des perspectives paraît, sous la plume implacable de cet écrivain talentueux, particulièrement plausible. Un booker prize glaçant.

Dublin, dans quelques années. En décrétant l’état d’urgence, le parti nationaliste au pouvoir (NAP) peut détourner les lois et multiplier les arrestations. Le GNSB, la nouvelle police spéciale convoque à tour de bras des gens qui disparaissent ensuite sans plus donner de nouvelles. C’est le cas de Larry Stack, numéro deux du syndicat des enseignants, mari d’Eilish, et père de quatre enfants. Impossible d’avoir la moindre information sur son lieu de détention ou sur le sort qui l‘attend. Les avocats n’obtiennent ni audition, ni droit de visite et sont la cible d’intimidations les incitant à abandonner ce genre d’affaires. Malgré l’absence de son mari, Eilish tente de sauvegarder un semblant de normalité, entre son métier de microbiologiste, ses enfants, Mark, Molly, Bailey, 17, 14, 12 ans, Ben, le bébé et la maison à gérer. La situation se corse le jour où Mark reçoit une convocation pour le service militaire.
Dystopie ou regard lucide sur le passé récent, voire le présent, de certains pays ? Au moment où l’occident se couvre de brun, où les États-Unis montrent un visage inédit, ce roman fait froid dans le dos. Le processus est invariable, d’abord museler les oppositions, puis noyauter les institutions (justice, enseignement, culture, art…), réinterpréter l’histoire, enfin répandre la peur jusqu’à annihiler toute liberté individuelle. Malgré l’apparition d’indices sérieux, le doute subsiste toujours. Comment savoir quand il faut partir, abandonner sa vie, son passé, ses biens, ses repères ? Fuir, est-il un acte de lâcheté ou de lucidité ?
Paul Lynch observe la désintégration de la société. Au fur et à mesure que les libertés se réduisent, que des individus disparaissent, arrêtés, exécutés ou passés dans la clandestinité, le courage des uns ou l’abjection des autres apparaissent au grand jour. Sublimée en mère courage obstinée, refusant d’abdiquer, de croire à la mort de son mari, de tout quitter afin de rejoindre sa sœur au Canada, Eilish s’épuise à espérer, à refuser le silence et à tenir la famille à bout de bras.
Le souffle du romancier talonne son héroïne dans cette épreuve de survie et s’allie à un réalisme brutal, qui interroge notre confortable passivité face aux évolutions géopolitiques. L’auteur de « Grâce » explique s’être inspiré de la guerre civile en Syrie et de la crise migratoire associée dans le but provoquer un peu plus d’empathie envers les réfugiés. Si, pour l’instant en France, l’esprit républicain résiste aux extrêmes, l’effritement de nos démocraties, consciencieusement mises à mal par les vérités alternatives, la montée du populisme et la perte de confiance des électeurs, pourrait bien retourner la situation.
Béatrice Arvet
Article paru dans l'hebdo La Semaine du 6 mars 2025
REPÈRES
Né en 1977 à Limerick (Irlande), Paul Lynch vit à Dublin. Il a collaboré au Sunday Times avant de se consacrer à l’écriture. Son 1er roman « Un ciel rouge, un matin » (Albin Michel, 2014) a été finaliste du prix du Meilleur livre étranger. « Grace » (Albin Michel, 2019) a été élu meilleur roman de l’année en Irlande. « Au-delà de la mer » (Albin Michel, 2021) a été lauréat du prix Gens de mer.
Comments