LE CHANT DU GENEVRIER de Regina Sheer - Éditions Actes Sud
- Béatrice Arvet
- 29 juin 2024
- 3 min de lecture
En concentrant plusieurs générations en un lieu symbolique, Regina Sheer raconte la RDA aussi bien qu’un livre d’histoire. Un grand roman choral qui recompose magistralement, du siècle dernier à aujourd’hui, le passé complexe d’un pays sans cesse malmené par les flux politiques.

Bien qu’il donne la parole à plusieurs personnages, le roman tourne autour de Clara, revenue en 1985 visiter le village de Machandel (genévrier en bas allemand), où ont vécu sa grand-mère, sa mère, son père et un temps son frère Jan. Tombés amoureux d’une chaumière délabré proche du château, elle et son mari décident de la retaper afin d’y passer leurs week-ends et leurs vacances. Petit à petit, elle fait la connaissance des habitants, des vieux taiseux ayant tous un destin fondu dans l’histoire du pays. La découverte, dans la maison, de coupures de journaux et d’un ancien album photo, l’incite à en savoir plus.
UN SIÈCLE D’HISTOIRE EST-ALLEMANDE
Le processus narratif permet d’aborder le passé par le vécu, en retraçant les phases migratoires qui ont traversé le village. La quête de Clara, née en 1960, donne accès à la vie en RDA sous domination soviétique, avec les surveillances incessantes, les tracasseries bureaucratiques, les dénonciations, les arrestations, les renvois ou les disparitions mystérieuses. Viennent ensuite la réunification et la recherche de vérité exigée par les enfants. Avec Hans, le père, cadre communiste, ancien des missions clandestines, emprisonné au terrible camp de Sachsenberg sous Hitler, devenu ministre, puis mis à la retraite, on découvre un survivant de la marche de la Mort, resté droit dans ses bottes, fidèle à ses convictions malgré les exactions, réfugié dans le silence pour ne pas se renier. La vieille Natalia, née à Smolensk, déplacée en tant que travailleuse de l’Est, nous donne une version de la guerre, des vagues de réfugiés épuisés débarquant au château, chacun avec son lot de drames et de désespoir.
BONS OU MAUVAIS CHOIX ?
« Le chant du genévrier », est un roman dense, difficile à résumer tant il pénètre au cœur de chaque individualité, chaque destin, si souvent amené à de sérieux arrangements avec sa conscience. Du nazisme à la réunification, en passant par l’omnipotence soviétique et la chute du mur, le passé et le présent de la RDA se dévoilent en même temps que les secrets honteux ou glorieux des villageois. Une traversée du siècle où chacun, ballotté par une succession d’expulsions, de fuites, de trahisons, d’emprisonnements, de crimes, devait choisir entre courage et lâcheté, dévouement et délation, foi en un monde meilleur et compromissions. Si les époques nazis et communistes sont bien connues, Regina Sheer surprend en relayant la voix de nombreux dissidents qui, après la chute du mur, ne souhaitaient pas faire de leur pays une copie de l’occident, mais inventer un lieu de liberté et de justice, débarrassé de la dictature.
La thèse de Clara sur la cruelle légende du genévrier, en écho au conte des frères Grimm, sert de lien métaphorique entre les époques, les personnages réels ou fictifs et les différentes facettes de l’asservissement des peuples. Sans oublier quelques belles histoires d’amour, qui traversent ce texte captivant dont on se détache difficilement.
Béatrice Arvet
Article paru dans l'hebdo La Semaine du 2 mai 2024
REPÈRES
Née en 1950 à Berlin Est, Regina Sheer a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire juive allemande. « Le chant du genévrier » est son 1er roman. Elle a reçu le prix de la foire du livre de Leipzig en 2023 pour « Bitterre Brunnen », inédit en France.
De nouveau une superbe chronique. Ton sens de la synthèse et le lyrisme de ton style me transportent à chaque fois.